à quelques jours de sa retraite, Abdou Diouf publie son album souvenirs, qui commence déjà à faire du bruit au Sénégal. Koldanews vous propose un extrait de son livre de 378 pages, qui retrace quarante ans de l’histoire politique du Sénégal.
« C’est à partir du moment où je fus relevé de mes fonctions de gouverneur de Sine Saloum que, pour la première fois, je fus véritablement confronté à l’ingratitude des hommes. J’ai pu alors constater que tant que vous êtes autorité, les hommes vous sont fidèles et sont à vos pieds, mais dès que vous êtes en disgrâce, ou qu’ils vous y croient, certains d’entre eux n’ont plus de considération pour vous et vous tournent le dos.
C’est le cas de ce grand chef religieux qui, lorsque j’étais encore gouverneur, m’avait demandé de lui installer une coopérative dans un village de la région. Au moment de quitter mes fonctions, j’ai pensé qu’il valait mieux prendre l’arrêté avant de partir, afin que mon successeur puisse finaliser rapidement le projet. J’avais fait cela avec un zèle qui correspondait avec le respect que je vouais à ce guide. J’ai donc signé l’acte et j’ai voulu lui dire au téléphone de ne pas s’inquiéter, puisque j’avais tout fait. J’ai eu une grande surprise. Un de ses disciples m’a fait attendre longuement et, à la fin, quelqu’un d’autre a pris l’appareil pour me dire: « Gouverneur, le marabout vous salue bien, il m’a chargé de vous dire qu’il est très occupé en ce moment mais qu’il vous souhaite le meilleur. «
Je lui ai répondu que c’était tout juste pour lui dire que j’avais signé l’arrêté pour la coopérative. Dans mon for intérieur, je me disais que ce n’était pas possible qu’il me traitât ainsi.
La girouette inoubliable de Djbo Kâ entre les deux tours de la présidentielle de 2000 occupera sans doute, à jamais, une place de choix dans le panthéon de la politique sénégalaise. Arrivé en quatrième position au premier tour, le candidat de l’URD, créé des flancs du PS deux ans plus tôt, était très courtisé par les deux candidats qualifiés pour le second tour. Alors qu’au sortir d’une rencontre avec le sortant Diouf il avait fait une déclaration laissant penser qu’il allait appeler à voter Wade au second tour, Djbo Kâ fit, subitement, un virage à 180 degré : il choisit de soutenir finalement Diouf, à la surprise générale, et au grand dam de l’opposition à laquelle il appartenait pourtant.
« Ainsi le pourcentage de mes voix n’a pas bougé entre les deux tours. Je totalisai 41,31 % au premier et 41,59 % au second. Bien sûr j’avais fait appel à Djibo Kâ, car c’était la seule alliance qui nous restait ; il n’y avait pas d’autre choix à faire, mais je sais que lui, il n’a pas pu amener toutes les voix qu’il avait derrière lui parce qu’il avait fait une première déclaration disant qu’il m’avait regardé droit dans les yeux pour me demander de partir, car il était le seul à oser me dire qu’il fallait que je parte. Il en est résulté que son soutien n’était plus guère crédible, et beaucoup de gens l’ont ainsi quitté. De plus, son ralliement à ma candidature a notamment fait partir de mon camp beaucoup de cadres du PS qui ne l’aimaient pas et qui pensaient que je lui avais promis de poste de Premier ministre. Or, ils ne voulaient pas appartenir à un gouvernement dont Djibo serait le Premier ministre. De toute évidence, ils préféreraient aller avec Wade qu’avec Djibo. Tout cela se combinait et préparait mon échec. »
Que dire également du comportement de cet homme qui était toujours dans nos cortèges à crier à tue – tête: « Maintenant nous avons le meilleur gouverneur du pays, un gouverneur qui nous porte bonheur. » Il le faisait avec tout ce qu’on pouvait imaginer comme obséquiosité, louange, ovations et autres envolées dithyrambiques. Pourtant, quand j’ai quitté mes fonctions, il ne savait pas encore que j’étais affecté à un nouveau poste et un jour, sortant du ministère des Affaires étrangères, je l’ai aperçu devant la pharmacie du Rond – point et je me suis dirigé vers lui. Il m’a aussitôt tourné le dos et j’ai compris que, s’il avait agi de la sorte, c’est qu’il ne voulait pas se compromettre avec quelqu’un qui était en disgrâce ou en tout cas qui était considéré comme tel. Pour le jeune homme de vingt- sept ans que j’étais, voir les hommes se comporter de cette façon fut un choc. Et me sont revenus mes jeunes années de latiniste au lycée Faidherbe et les vers qu’Ovide, exilé par Auguste au bout du monde, à Tomis, sur les bords de la mer Noire, écrivait dans Les Tristes: Tant que la fortune te sourit, tu auras beaucoup d’amis, si les nuages se montrent, tu te retrouveras seul. »
« Les élections législatives avaient pourtant été soigneusement préparées. Le nombre de députés, manifestement insuffisant, avait porté été de cent vingt à cent quarante. L’Observatoire nationale des élections (ONEL), réclamé par l’opposition pour garantir la transparence du scrutin, avait été confié au général Mamadou Niang. Au PS, j’avais bien sûr confié la tête de liste à Ousmane Tanor Dieng, premier secrétaire du parti. La campagne fut rude, et même si à l’arrivée le PS l’emportait avec cent seize députés (trente-cinq sur la liste nationale et cinquante-huit sur les listes départementales) ; l’Alliance Jef-Jel-URD onze députés (neuf sur la liste nationale et deux sur les listes départementales) ; And-jef/PADS quatre députés ; LD/MPT trois députés ; les autres partis obtenant chacun un élu.
Certes, la victoire était là, mais l’avance du Parti socialiste s’était nettement effritée. Le peuple s’était exprimé. Il fallait en tirer les conclusions afin de se préparer à affronter l’échéance de l’an 2000. Le message du peuple était bien reçu. Il y avait là un coup de semonce, et il me fallait donner un signal fort. C’est ainsi que, le 3 juillet 1998, Habib Thiam quittait la primature, où je nommai Mamadou Lamine Loum (…) »
« A vrai dire, Habib prit mal la mesure, estimant qu’il avait accompli son contrat. J’avais également pris soin d’informer Moustapha Niasse, en mission à Abidjan, de ma décision de nommer Mamadou Lamine Loum au poste de Premier ministre. Il n’en prit pas ombrage, mais apprécia nettement moins le décret qui nommait Ousmane Tanor Dieng ministre d’Etat, ministre des Services et Affaires présidentiels. Le décret, en effet, stipulait que M. Ousmane Tanor Dieng était chargé de l’intérim du Premier ministre. Cette nomination et les conditions dans lesquelles elle fut présentée au public ne furent pas acceptées par Moustapha Niasse. De retour d’Abidjan, il me demanda aussitôt de le décharger de ses fonctions gouvernementales. Ainsi, il quittait le gouvernement tout en m’assurant de son soutien. Mais quelques mois après, le 16 juin 1999, il lançait un appel qui se concrétisa par la création de l’AFP (Alliance des forces du progrès), qui reçut son autorisation administrative dès le 13 août 1999.
Les gens m’ont rapporté que Niasse disait avant de lancer son appel : Moi, je serai avec le président de la République jusqu’au bout. Si jamais il ne se présente pas, je me présenterai, mais s’il se présente, je serai toujours avec lui. » Au cours d’une mission au Togo en compagnie du général Wane, mon chef d’état-major particulier, il lui confia : « Je jure sur le Coran que jamais je ne me présenterai contre le président Diouf. » Des témoignages identiques s’accumulant, j’étais sur le point de dire que Niasse pourrait faire un bon directeur de la campagne qui s’annonçait, lorsqu’il a publié son appel (…) »
« C’est dans ce climat de forte tension politique que je me rendis à l’invitation du président de l’Assemblée nationale française, Laurent Fabius, pour m’adresser aux députés dans l’hémicycle du Palais-Bourbon, le 21 octobre 1998. Peu de chefs d’Etat, africains ou autres, ont eu cet honneur. Alors que le peuple sénégalais se réjouissait de cette marque d’estime portée à son chef, une partie importante de l’opposition se déplaça à Paris et se mit à manifester contre ma personne et mon régime. Je compris alors combien une opposition aveugle pouvait amener ses animateurs à la démesure, voire à la haine. »
« Puis vint l’élection présidentielle du 27 février 2000. Mon parti m’avait investi comme son candidat. Il y en avait huit parmi lesquels Moustapha Niasse et Djibo Kâ. Une coalition de partis se forma bientôt autour d’Abdoulaye Wade. De mon côté, je reçus le soutien de nombreux partis, dont d’anciens alliés de Wade. Mais à l’intérieur de mon parti, la question du dauphinat continuait à alimenter les débats et à meubler les esprits. En voici un exemple qui dépeint bien la situation. Un jour, je reçus une lettre de demande d’audience d’Oumar Khassimou Dia, qui avait été directeur de cabinet d’Habib Thiam. Quand j’étais encore premier ministre, Oumar Khassimou Dia avait eu un problème avec Habib Thiam, qui l’avait sanctionné. Thiam était alors ministre du développement rural. Oumar Khassimou Dia m’avait écrit pour s’en plaindre. J’avais regardé son dossier, j’en avais parlé avec Habib, qui avait renoncé à la sanction. Mais Oumar Khassimou Dia n’était pas loin de blasphémer car il répétait à qui voulait l’entendre : « ce qu’Abdou Diouf a fait pour moi, même Dieu ne l’a pas fait pour moi. » Or, de la part d’un homme croyant, tout vient de Dieu. C’est dire combien il m’était reconnaissant.
Sénégal, le 19 mars 2000, Me Abdoulaye Wade (droite) accède au pouvoir après avoir passé 26 ans dans l’opposition sénégalaise.
Et voilà qu’aujourd’hui il m’adressait une lettre dans laquelle il écrivait : « il faut que je vienne vous voir pour parler des élections de l’an 2000. Il faut les préparer dès maintenant. » Je le reçu dans mon bureau, il s’assit et me dit : « Voilà, je suis venu vous dire que je vais me ranger aux côtés de Niasse. » Je lui répondis : « Je ne te comprends pas. Tu me demandes une audience pour préparer les élections de l’an 2000, je te reçois, et tu me dis que tu te ranges aux côtés de Niasse. » Il me dit : « Oui, oui, mais j’ai changé d’opinion parce que, si vous êtes réélu, vous allez encore nous imposer Ousmane Tanor Dieng, qui ne veut que ma mort. Donc, moi je ne peux pas faire élire quelqu’un qui veut ma mort. » Je lui dis : « mais tu ne fais pas élire Ousmane Tanor Dieng, tu me fais élire, moi. » Ce à quoi il répondit : « Oui, oui, vous allez le mettre en avant, vous allez lui laisser le pouvoir, et moi, il va me tuer, donc je vais avec Niasse. » Cet échange résume à lui tout seul à quel point les gens avaient l’esprit complètement perturbé.
Je comprends mieux maintenant : quand ils pensaient à Ousmane Tanor Dieng, les gens se remémoraient les conditions dans lesquelles le président Senghor m’avait choisi pour sa succession. C’était une mauvaise comparaison, car le président Senghor avait choisi un dauphin dans son cœur dès 1964, et l’avait ensuite clairement officialisé. Quant à moi, je n’ai pas voulu choisir un successeur, j’ai seulement voulu aménager les choses de telle façon que le travail du parti continue avec quelqu’un qui était à côté de moi, et qui pouvait donc recueillir mes instructions plus facilement. Mais la perception qu’on eue les gens était tout autre. Ils étaient convaincus en effet que j’avais choisi Ousmane Tanor Dieng comme dauphin. »
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