Questions à Aboubakr Tandia, chercheur junior de la Bayreuth International Graduate School of African Studies. Ses domaines de recherche portent sur les politiques migratoires, la gouvernance et les dynamiques transfrontalières en Afrique de l’Ouest, les Études de paix, des conflits, et Études de sécurité en Afrique.
Le Sénégal a été touché pour la première fois par Ébola le 29 août avec l’arrivée d’un Guinéen infecté par le virus. Depuis, ce Guinéen a guéri et on ne compte aucun cas d’Ébola au Sénégal. Peut-on parler d’un succès au niveau national mais d’un échec au niveau régional ?
On ne peut pas parler d’échec dans la mesure où jusqu’au moment où nous parlons aucun citoyen sénégalais n’a été touché sur le territoire national ; ce qui relève quelque peu du miracle. Il s’agissait plutôt d’un citoyen guinéen infecté par le virus qui avait réussi à passer la frontière le 28 août 2014 avant la fermeture de celle-ci décidée non sans hésitations par le Gouvernement du Sénégal. Le jeune Guinéen est guéri depuis et a été renvoyé chez lui le 20 septembre dernier.
Si on peut parler d’échec c’est plutôt au niveau régional et continental. Il est quand même étonnant de voir que la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) n’a pratiquement servi à rien dans cette crise. Alors qu’elle dispose en son sein d’une organisation sous-régionale de santé depuis 1987, en l’occurrence l’Organisation Ouest Africaine de la Santé (OOAS), la CEDEAO semblait être absorbée par la signature des accords de partenariats économiques (APE) avec l’Union Européenne et les problèmes de terrorismes du Nigéria et la crise dans le Sahel au bénéfice premier des États-Unis et de la France.
Il en de même d’ailleurs de l’organisation continentale l’Union Africaine (UA). À son dernier sommet d’Abuja sur la santé, en juillet 2013, l’UA lançait un appel pour plus de moyens financiers afin de combattre ces mêmes maladies dites prioritaires. Jusqu’à présent on n’a parlé ni d’Ébola ni d’aucune autre maladie virale ou tropicale, même si, entre temps, l’OMS a déjà recensé des milliers de cas à travers les différentes épidémies depuis 1976. Le 22 septembre dernier l’OMS avertissait encore que 20.000 personnes pourraient être infectées dans les années qui viennent si rien n’est fait au plan continental.
Ébola ne révèle-t-il pas des tensions sociales et politiques existant depuis plus longtemps au Sénégal ?
Il est vrai que la crise de l’épidémie d’Ébola n’est pas apparue au moment le plus propice pour le pouvoir actuel au Sénégal. Par conséquent, elle est arrivée avec de grands risques pour le pouvoir, notamment en termes d’épreuves et d’opportunités qu’elle a pu comporter pour les adversaires du régime en général, et du Président de la République en particulier. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas comporté quelques avantages pour le pouvoir. Sa gestion a donc été en enjeu capital pour le pouvoir que l’opposition suivait de très près d’ailleurs.
Ébola a été l’occasion pour une bonne partie de l’opinion de caricaturer une situation d’échec politique du nouveau gouvernement. Dans les réseaux sociaux on va jusqu’à qualifier le nouveau pouvoir du Président Macky Sall de désillusion politique, non pas sans agiter l’idée d’une alternative politique dès la prochaine consultation électorale prévue en 2017. De manière générale, il s’agit pour nombre de leaders d’opinions et de simples citoyens d’ajouter l’épidémie à une litanie de malheurs qui seraient venus avec le nouveau régime. Au niveau du jeu politique, par exemple, l’opposant Idrissa Seck, leader du parti Rewmi [pays, en wolof], n’a pas hésité à qualifier le Président Sall lui-même de virus Ébola. Cette attaque n’a pas semblé faire l’effet escompté par Idrissa Seck qui convoite depuis longtemps le fauteuil de leader de l’opposition, mais elle n’a pas laissé indifférents les jeunes loups du nouveau pouvoir qui n’ont pas réussi non plus à s’élever plus haut que lui dans ce style va-t-en-guerre. Vue sous cet angle, l’épidémie d’Ébola, notamment lorsque le cas du jeune Guinéen infecté a été ébruité par la presse, a permis à certains opposants et activistes de cristalliser l’image d’un pouvoir frappé d’incapacité et, à la limite, porte-malheur.
Dans le registre de la superstition, l’épidémie a été présentée dans le langage de la politique comme une énième malédiction parmi une longue liste que s’amuse à dresser une bonne partie de l’opinion publique sénégalaise : la cherté du coût de la vie, malgré les quelques mesures correctives imposées aux commerçants par le gouvernement depuis l’an dernier ; la crise de l’école et des universités ; la crise du système de santé publique ; les scandales politiques et financiers au sein de l’armée ; la violence policière ; la situation difficile des populations rurales confrontées en majorité aux impairs inattendus de la campagne agricole de l’année dernière ; et enfin le procès controversé de l’ancien Ministre d’Etat Karim Wade, par ailleurs fils de l’ancien Président Abdoulaye Wade, en détention depuis plusieurs mois pour un délit supposé d’enrichissement illicite avec certains de ses anciens collaborateurs.
Le pays avait fermé ses frontières exactement une semaine avant l’arrivée d’Ébola. En quoi l’histoire des frontières du Sénégal apporte-t-elle un nouvel éclairage à l’épidémie d’Ébola ?
L’histoire des frontières de la sous-région entre le Sénégal et ses voisins, cette région que l’on appelle la Sénégambie méridionale, révèle que tout cet espace est caractérisé par un régime frontalier très instable commandé par divers facteurs qui ont jalonné de manière cyclique ou structurelle l’histoire de la sous-région. Les États vivent systématiquement de la frontière comme une source d’extraction commerciale et financière au plan matériel, mais aussi au plan symbolique comme une ressource clé dans la construction des identités politiques nationales.
Dès le mois de mars 2014, la Mauritanie avait partiellement fermé sa frontière afin de prévenir toute contagion de sa population. Á l’exception des corridors principaux que sont Rosso et Diama totalement scellés entre 18 heures et 8 heures du matin, ce pays voisin avait éliminé tous les points de passage fluviaux au grand désarroi des passagers, des piroguiers et autres petits usagers vivant de la frontière. Au début du mois d’août le gouvernement mauritanien étendait la mesure sur sa frontière avec le Mali en raison de la progression de la maladie. Autant le gouvernement sénégalais ignorait les complaintes de la Guinée autant il s’empressait de démentir son isolement par la Mauritanie. L’orgueil national n’est pas passé loin si l’on sait que les dirigeants mauritaniens s’amusent souvent à appliquer sans préavis des mesures de manières unilatérales sur la pêche et le ferry de Rosso. Mais, la fermeture de la frontière semblait être également motivée des deux côtés du fleuve par les politiques de séduction en direction du secteur privé et des investisseurs étrangers. Le régime de Nouakchott n’avait surtout pas intérêt à se faire accuser par les nationalistes noirs de négligence raciste à leur endroit.
Paradoxalement, les pays les plus éloignés de la façade atlantique et qui sont plus proches du bassin du Fleuve Mano, foyer d’origine de l’épidémie, en l’occurrence la Côte d’Ivoire et la Guinée-Bissau, n’avaient pas fermé leurs frontières respectives, se limitant simplement à des dispositifs médicalisés de veille. Cette contradiction a semblé renforcer en Guinée le sentiment d’un abandon à la merci de l’épreuve par un proche voisin. La décision prise par Dakar de fermer sa frontière en mars dernier avait failli pousser le pouvoir à Conakry de sursoir à sa participation à la réunion de la Commission mixte de coopération entre les deux pays prévue à Dakar entre les 28 et 29 avril 2014. Plus tard, la découverte à Dakar de devises guinéennes en direction de l’Europe au début du mois d’aout ainsi que l’annonce faite par le Ministre de la Santé du Sénégal le 2 septembre 2014 du rapatriement du jeune Guinéen infecté par le virus après sa guérison ont également ravivé les tensions entre les deux pays. Le 22 Septembre 2014 le vol militaire rapatriant le jeune guinéen en Guinée s’est finalement posé à Kédougou ville au sud-est du Sénégal d’où ce dernier a pu regagner son pays. Les autorités de Conakry avaient refusé l’atterrissage au vol militaire sénégalais transportant leur jeune concitoyen. Cela a l’air de représailles, mais c’est encore prématuré pour le penser.
Dans la Sénégambie méridionale, la coopération sous-régionale demeure soumise à une très forte instabilité, les frontières en tant qu’institutions étant les jouets favoris de gouvernements instables et extravertis et d’élites nationalistes qui s’ignorent plus qu’elles ne se connaissent. Autant l’épidémie d’Ébola a mis à nu cette réalité structurelle sous-régionale, autant elle met à l’épreuve la faiblesse du contrôle des États sur les espaces frontaliers comme espaces d’activités populaires.
Source: derniereminute.sn