S’il estime que le bilan du Président de la République est des moins reluisants, Ahmed Khalifa Niasse n’en impute pas moins la faute aux collaborateurs de ce dernier qu’il juge tout bonnement incompétents. Le président du Front des alliances patriotiques (Fap) parle aussi de narcotrafic, et assure que le Sénégal est en train d’être consumé par la drogue. Dans un autre ordre d’idées, il dénonce le néocolonialisme que subit l’Afrique, sur fond de menaces sécuritaires, non sans préconiser des retrouvailles entre Macky Sall et Abdoulaye Wade. Entretien.
Le Président de la République vient de passer deux années à la tête du Sénégal, quel regard portez-vous sur la situation socio-économique qui prévaut actuellement ?
Les gens parlent beaucoup de politique, mais je pense qu’ils devraient plutôt parler d’économie, parce que l’économie va très mal. Je décris cela, en disant que l’économie du pays est accidentée, les blessés sont nombreux, les hôpitaux saturés et les médicaments introuvables. Ce sont des mots que j’utilise pour qualifier la vie de chacun. Il est certes vrai que le contexte mondial est morose, mais j’accuse l’entourage du Président Macky Sall. Je le connais personnellement, et je sais qu’il a ses compétences et ses points d’excellence qui sont très nombreux. Mais une tête sans corps ne peut rien faire, et le corps est constitué par ses collaborateurs.
Que reprochez-vous aux collaborateurs du Président de la République ?
Ils donnent une manière de faire qui donne des résultats contraires à ce à quoi le Président de la République aspire. Et si ces résultats contraires sont là, c’est l’œuvre de ces gens là. C’est un entourage médiocre, incompétent, injoignable, arrogant, manquant d’ingéniosité… Il a vraiment beaucoup de défauts. La dernière bourde que ces gens là ont fait faire au Président de la République, fait que le Sénégal donne l’image d’un pays qui est en train de se prévaloir de ses propres turpitudes. Il y a un adage qui relève du droit romain, qui je crois est d’Auguste. Il disait en latin : « Nemo auditur propriam turpitudinem allegans». Ce qui veut dire en français : « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude». Le chef de l’Etat n’a pas à faire un déplacement à l’étranger pour plaider la cause de quelqu’un qui est accusé de délit d’honneur. L’escroquerie est un délit d’honneur, et on doit se détourner de cela.
Vous évoquez le cas Alkaly Cissé ?
Si vous voulez. Je ne veux pas citer de noms, mais je veux dire que ce n’est pas notre rôle d’agir ainsi. Si un Sénégalais commet un crime, il faut qu’il soit jugé. S’il (Alkaly Cissé, Ndlr) était au Sénégal, on l’aurait jugé et peut être condamné. Si un Sénégalais commet un délit à l’étranger, il ne faut pas que le Président de la République aille demander pardon pour lui. J’ai des informations… Actuellement, il y a des dizaines de Sénégalais qui sont emprisonnés dans les pays du Golfe et en Arabie Saoudite pour escroquerie ; ces gens là sont tous des Sénégalais et ils n’ont pas retenu l’attention du chef de l’Etat. Je crois que c’est une grossière erreur, et je crois que tout cela est dû aux mauvais conseils que lui prodigue son entourage.
Mais le Président de la République est censé être au-dessus de la mêlée…
Le Président répond moralement de tout cela, et c’est lui qui paiera la facture au final. C’est à lui de rendre compte aux Sénégalais, mais je constate qu’il est animé de bonnes intentions et qu’il se trompe en toute bonne foi, car il est induit en erreur par son entourage. Aujourd’hui si je fais la notation des quatre Présidents qu’a connus le Sénégal, je mettrai le Président Macky en deuxième position. Il pourrait même, en quittant le pouvoir, être le meilleur d’entre eux.
Qui est le meilleur président selon vous ?
Aujourd’hui, incontestablement, Me Abdoulaye Wade est le meilleur Président que le Sénégal n’ait jamais connu.
Quel regard portez-vous sur le procès de Karim et sur les relations entre Macky Sall et Abdoulaye Wade?
La règle en criminologie, c’est que, pour inculper un criminel, on a besoin qu’il y ait un mort. Et en matière de vol, on a besoin d’un butin. Il ne s’agit pas de dire qu’untel ou untel est un voleur et de prononcer une condamnation. Il faut au préalable que le présumé voleur détienne un butin. Si on dit que Karim est un voleur, on n’a qu’à présenter le butin sur la table et le condamner. Je crois que même son père est d’accord sur ce principe. Mais, s’il n’y a pas de butin, le tribunal sera obligé de le relâcher, et ce sera certainement en l’honneur de la justice sénégalaise. Moi, je ne vois pas la justice condamner quelqu’un pour vol alors qu’il n’a rien volé. Je ne peux pas dire si Karim sera condamné ou pas, car je ne suis pas dans le secret de l’instruction ; mais jusqu’à présent, je n’ai pas encore lu ou entendu dans la presse, que des preuves de détournement ont été trouvées dans cette affaire. Moi je cherche d’abord l’intérêt du Sénégal. Et je crois qu’une réconciliation entre Wade et Macky est inéluctable. D’abord parce que le Président Macky ne peut pas gouverner tout seul avec son parti. Ses alliés actuels ne lui ont rien apporté, ils ne font que partager ce qu’il a. Wade a des gens compétents qui ont prouvé leur compétence. Macky est issu du parti de Wade : il est de sa création politique. Maintenant, je me pose la question de savoir quel est le cadavre entre Wade et Macky, au point qu’il y ait une telle animosité entre des gens qui étaient aux accolades tout le temps ? Ils sont subitement devenus des ennemis qui manipulent la justice. Parce qu’il faut souligner que notre justice n’a jamais désavoué le Gouvernement. Pendant les 54 ans d’indépendance, jamais la justice n’a cessé de donner satisfaction au Gouvernement, quand il lui demande de jouer son jeu, d’être instrumentalisée ; et je crois que cette faiblesse de la justice y est pour quelque chose. Et tant que la justice ne saura pas innocenter ceux qui sont accusés à tort par le Gouvernement, le Sénégal ne peut avoir aucun espoir, parce que l’instrumentalisation de la justice est le degré le plus antidémocratique.
La situation sécuritaire dans le Sahel est préoccupante, comme en témoigne l’escalade de la violence survenue au cours des dernières 24 heures à Kidal, à tel point que le Mali a décrété l’état de guerre. Pensez-vous que le Sénégal soit à l’abri de la menace terroriste ?
Vous êtes journaliste et vous devez éclairer l’opinion. L’Afrique a deux atouts qui tournent mal pour elle. Le premier atout, c’est que c’est le seul continent aujourd’hui à avoir des matières premières. Que ce soit le fer, la bauxite, l’or, le diamant, le gaz, l’uranium… tout le monde cherche ces ressources. D’autre part, c’est le seul marché qui reste ouvert aux entreprises. C’est l’endroit où il y a le plus de clients pour l’industrie mondiale. C’est des atouts considérables, mais au lieu d’être responsables, au lieu d’initier des dialogues au niveau national et au niveau sous-régional, chacun s’amuse à canarder l’autre. J’avais écrit un chapitre pamphlétaire dans lequel je relatais l’histoire d’un européen qui a libéré son singe. Ce singe est allé dans la brousse, a rejoint ses congénères. Par la suite, le blanc est revenu plusieurs fois dans la forêt, a sifflé pour appeler son singe, mais le singe n’est pas revenu, car il était libre. Quand ceci a agacé l’européen, il a envoyé son chien aller chercher le singe, et le singe s’est empressé de rentrer à la maison. Cette image, c’est ce qui nous vaut aujourd’hui d’abord le sommet sur Bokko Haram à Paris. Comme avant, on va aller à Paris pour que le Nigeria officiel demande à la France d’aller tuer des Nigérians, ennemis des Nigérians officiels, car les membres de Bokko Haram sont aussi des Nigérians. La France a fait la même chose au Mali, puisque c’est des Français qui viennent au Mali tuer des Maliens touaregs pour le compte des autres. Et à chaque fois qu’il y a un attentat (il coupe son propos…). Quelques fois, l’attentat peut-être provoqué par l’armée française, parce que ce n’est pas des enfants de chœur. Ils le font pour que l’Etat central malien dise « il n’y a pas assez d’armes, amenez-en encore, il n’y a pas assez d’hommes, amenez-en encore, et prenez-le, prenez-le peu que nous avons et protégez-nous». Les colonies étaient à la base, appelées protectorats. Mais c’était pour protéger qui de qui ? Il n’y avait pas une contrée africaine dangereuse pour l’autre contrée africaine, mais les colons sont venus nous imposer la nécessité d’être protégés. Maintenant, on est revenu à l’époque des protectorats. Le Mali est un protectorat français, le Cameroun et le Nigéria vont devenir des protectorats français. Tout çà, c’est du théâtre. En Lybie aujourd’hui, vous avez des Libyens qui tuent d’autres Libyens, et ils sont tous armés par les mêmes Français, par les mêmes Anglais, par les mêmes Allemands, par les mêmes Américains. Tout cela c’est pour barrer la route à la Chine, parce que la Chine, c’est plus que l’Europe et l’Amérique réunies, ne serait ce que d’un point de vue démographique. Les Chinois travaillent silencieusement, honnêtement, et ils ne demandent de cadeaux à personne. Et je crois que si vous n’avez pas compris cela, vous ne comprendrez pas ce qui s’est passé à Kidal. Ce qui s’est passé à Kidal pourrait se passer dans d’autres pays de la zone, et je ne souhaite pas que cela soit le Sénégal. La menace est plus que virtuelle.
Vous avez été témoin du processus qui a mené aux indépendances et vous faites allusion à un manque d’autonomie des Etats africains. Pensez-vous qu’ils soient souverains aujourd’hui ?
L’indépendance octroyée, c’est comme dans l’image de l’Européen qui libère le singe. Le singe n’a pas demandé à être libéré, on lui a dit maintenant tu retournes en brousse. Cette indépendance, si elle n’était pas bonne pour la France, la France ne l’aurait pas accordée. Et généralement, ce qui est bon pour l’oppresseur n’est pas bon pour l’opprimé. Lorsqu’on a eu notre indépendance, il y a eu, année après année, des excédents budgétaires. Il y avait un argent fou qui appartenait au Sénégal, qui appartenait à l’administration et l’Etat ne savait quoi en faire. Senghor n’était pas un développeur, Senghor c’était un « tiakhaneur», (un farceur en wolof), il était intéressé par la poésie, des choses qui ne sont pas les plus utiles pour les gens. A l’époque, le ministre des Finances, le Français André Peytavin, s’est réuni avec des gens et a dit que ces fonds là étaient du caca, puisque l’Etat n’en avait pas besoin. Il a décidé d’ouvrir des comptes dans des banques pour loger ces fonds qu’on a appelés fonds Ca2. Cet argent, les politiques l’ont utilisé pour organiser des meetings ; ils ont corrompu les gens et dilapidé cet argent, à tel point qu’on a du mal à nous faire prêter de l’argent actuellement. C’est pitoyable.
Que vous inspirent le Plan Sénégal émergent (Pse) et les promesses de financement engrangées lors du dernier Groupe consultatif qui s’est tenu à Paris ?
Je ne vous apprends rien. On avait dit que la mise en œuvre de ce plan devait démarrer en avril, mais tel n’a pas été le cas. L’échéance a été repoussée à mai, puis à juin, et jusqu’à présent on ne sait pas s’ils démarreront en juin. Moi, je n’attends rien de formidable venant de cela. On peut l’appeler « Sénégal émergent», « Sénégal volant», « Sénégal marchant», mais ça ne veut pas dire grand-chose (…) Ce qui est indéniable, c’est qu’aujourd’hui, nous sommes dans un « Sénégal plongeant».
Que pensez-vous des affaires de narcotrafic qui éclaboussent la police sénégalaise ?
Il y a quelques semaines, j’étais avec un éminent collaborateur du Président Macky Sall qui est dans son cabinet. C’est même l’un des patrons de son cabinet. Je lui ai dit que la défense nationale doit aujourd’hui se concentrer sur la lutte contre la drogue, parce que les narcotrafiquants, ceux de l’Amérique du Sud, vont entrer en connivence avec des opposants et en leur offrant des moyens, ils pourront influencer la politique du Sénégal dans le sens de leurs intérêts. Mais pire, ce qui me fait le plus peur, c’est que les narcotrafiquants entrent en alliance avec des maisons maraboutiques. Aujourd’hui, des gens recyclent l’argent de la drogue, construisent des mosquées, participent à des cérémonies religieux, financent des gamous et les gens imaginent qu’ils se sont enrichis grâce aux prières d’un marabout qu’ils considèrent, suite à cela, comme un saint homme (…) Des gens vous disent que beaucoup d’arachide grillées ont en réalité des choses qui ne sont pas que des arachides dans leurs petits cornets. C’est un problème national, et j’aurais voulu que le Président de la République proclame l’état d’urgence dans ce pays, pour faire la guerre à cela. On a banalisé cela, et ce pays est en train d’être brûlé par la drogue.
La Tribune
Source: derniereminute.sn